52.
Le capitaine Umberto soulève la jeune journaliste sur son épaule et la dépose sur une civière. Il l’immobilise avec des courroies, puis la recouvre de la tête aux pieds d’une couverture. Deux hommes viennent alors la porter.
Ils ne veulent probablement pas que les autres malades me voient entrer, pense Lucrèce.
Elle devine que ses porteurs gravissent des marches puis déambulent dans des couloirs. Enfin on la libère de sa couverture. Un homme la palpe, découvre son téléphone portable et le carnet de notes dans la poche spéciale qu’elle s’était fait coudre. Il scrute devant elle toutes les pages. Puis il consulte tous les numéros de téléphone qu’elle a en mémoire sur son portable et les retranscrit sur un cahier. Enfin il range les deux objets dans un tiroir qu’il ferme à clef. Il fait alors signe aux autres de l’emporter. On la pousse dans une pièce. On lui délie les bras. La porte se referme.
La pièce est vide, il n’y a qu’un lit en fer scellé au mur avec des poignées pour y passer des sangles et un WC avec une pédale qui trône au centre. Les murs sont couverts d’une toile capitonnée de couleur crème. En face il y a une vitre et, derrière, une caméra et un écran d’ordinateur.
Lucrèce se libère de la camisole et détend ses bras avec soulagement. Avec sa robe de soirée pourpre en strass, ses bas résille et ses chaussures à talons hauts, elle dépareille dans le décor. Elle s’assoit sur le couvercle de la cuvette et enlève ses chaussures pour se sentir plus à l’aise. Elle se masse les pieds à travers ses bas.
L’écran d’ordinateur s’éclaire soudain et une phrase s’y inscrit.
« Pourquoi enquêtez-vous sur Fincher ? »
La caméra allume un petit point rouge témoin sous son objectif, preuve qu’elle est activée.
— A qui je parle ?
« C’est moi qui pose les questions. Répondez. »
— Sinon quoi ?
« Nous avons besoin de savoir pourquoi vous enquêtez sur Fincher. Que vous a dit Giordano au téléphone ? »
— Il m’a dit que Fincher était mort d’amour, mais le fait que vous ayez envoyé Umberto pour le tuer et que vous m’ayez kidnappée m’incite à penser le contraire. Merci pour l’info. Maintenant je n’ai plus de doute, il s’agit d’un assassinat.
Elle frappe du poing contre la vitre mais le verre est très épais et elle ne réussit qu’à se meurtrir.
— Vous n’avez pas le droit de me retenir ici contre mon gré ! Isidore doit être à ma recherche. De toute façon, j’ai envoyé une enveloppe avec le début de mon enquête à mon journal et ils le publieront s’ils n’ont pas de mes nouvelles. Vous avez plutôt intérêt à me libérer.
L’écran d’ordinateur scintille. « A qui d’autre avez-vous parlé ? »
— C’est vous qui avez tué Fincher ?
« Ce n’est pas vous qui posez les questions. »
Ils ne peuvent rien contre moi.
La caméra effectue une mise au point et son iris se referme alors que ses optiques glissent pour zoomer sur le visage de la jeune femme.
Je les inquiète. Donc, c’est moi qui détiens les atouts. Ne pas se laisser impressionner.
Prenant son élan elle lance un puissant coup de pied contre la vitre. Aucun effet autre que de produire un bruit détonant et affirmer ainsi sa détermination.
« Calmez-vous. En attendant que vous deveniez plus loquace, vous resterez enfermée dans cette cabine. Avez-vous entendu parler de l’isolation sensorielle ? C’est la pire chose qu’on puisse infliger à un cerveau. Rien lui donner à manger, rien à voir, rien à sentir, rien à entendre, rien à lire : c’est l’affamer. Nous sommes en permanence dans la joie de recevoir des informations par le biais de nos sens. Le moindre stimulus ravit notre cerveau car il lui donne du grain à moudre. Et dans notre vie normale, nous accueillons en permanence des milliers de stimuli. Nous sommes des enfants gâtés, en matière de stimuli sensoriels, et nous n’en avons même pas conscience. Mais si cette fête permanente des sens qu’on considère comme normale s’arrête, nous sommes désemparés. J’espère que nous n’aurons pas à vous infliger ce traitement trop longtemps et que vous vous montrerez vite coopérative. Vous verrez, l’immobilité est une expérience très déstabilisante dans un monde où l’agitation est la règle. »
Nouveau coup de pied dans la vitre. Elle entreprend de taper par à-coups, tel le bûcheron qui à force de répéter le même geste espère que l’arbre va céder.
— Vous n’avez pas le droit !
« C’est vrai. Et si vous saviez comme je regrette d’être obligé de le faire. »
Elle s’arrête et approche son visage à quelques centimètres à peine de la vitre et de l’objectif de la caméra.
— Vous êtes bizarre, vous ou qui que ce soit qui vous cachez derrière cet écran. Je vous sens gêné. Est-ce moi qui vous gêne ? Est-ce le fait d’être obligé de me faire souffrir qui vous gêne ? On dirait qu’il y a plusieurs personnalités en vous.
Ne pas subir. Garder l’initiative.
Alors que, jusque-là, les réponses s’inscrivaient presque automatiquement après ses phrases, celle-ci met plus de temps à venir.
— A qui je parle ? s’énerve Lucrèce.
Nouveau recul et elle frappe avec ses poings contre la vitre.
— Qui est derrière la vitre ? QUI ?
Alors l’écran consigne :
« Si un jour quelqu’un vous le demande, vous direz que mon nom est… Personne. »
Là-dessus, la pièce s’éteint.